Chambouler, ne rien changer ou suivre à la lettre les ordonnances Travail… Tel va être le dilemme des DRH pour mettre en place leur propre comité social et économique. Dans ce processus inédit, chacun y va de sa méthode. Retour sur les premiers accords signés chez PSA, Etam, Solvay, la Maif et Bouygues Telecom.

C’est un chantier colossal. Les ordonnances Travail remplacent et fusionnent les instances représentatives du personnel (IRP) actuelles, taxées de mille-feuilles juridique, au sein d’une seule et unique structure, le Comité social et économique (CSE). « Une réforme aussi importante que les lois Auroux », s’exclame Christophe Doyon, le directeur général du cabinet de conseil et d’expertise Secafi. « Une nouvelle ère s’ouvre pour les relations sociales », renchérit Guillaume Brédon, avocat au sein du cabinet BRL.

Car si les ordonnances Macron ont fixé un cadre général, liberté est laissée aux entreprises de mettre en place leur propre dispositif : définition du périmètre des établissements distincts, nombre de titulaires, attribution des heures de délégation, rôle des suppléants, présence ou non des représentants de proximité, moyens donnés aux commissions et notamment à la nouvelle commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT)… Sans compter la prise en charge financière des expertises et la périodicité des consultations récurrentes et ponctuelles. Tout peut être revu ou presque.

Et « si l’employeur peut imposer son projet de façon unilatérale, à partir de fin 2019, il est fortement recommandé de passer par la négociation », insiste Déborah David, avocate associée au sein du cabinet Jeantet.

Chacun sa méthode

Le CSE de Mikros Image, instauré le mois dernier, servira de pilote avant de généraliser à terme les pratiques

Chaque entreprise y va donc de son approche pour parvenir à un compromis. Le groupe PSA s’est appuyé sur l’accord de méthode, conclu en octobre dernier, pour finaliser celui sur le CSE, le 16 avril dernier. Technicolor, de son côté, a opté pour un changement progressif : « le CSE de Mikros Image instauré le mois dernier servira de pilote avant de généraliser, à terme, les pratiques dans les autres entités du groupe d’ici à la fin 2019″, précise Nicolas Mortier, DRH France de l’entreprise. Nous bénéficierons ainsi d’un premier retour d’expérience interne avant d’initier des négociations au sein des autres sociétés du groupe ». D’ailleurs, « il ne serait pas opportun de bouleverser le fonctionnement actuel de nos instances, les projets menés au sein de nos sociétés nécessitant une stabilité des IRP ». Avec le risque de changer d’interlocuteurs. Car d’une entreprise à l’autre, ces accords auront un impact très différent et pourrait rebattre les cartes de la représentativité syndicale. D’où la nécessité de s’approprier les textes avant de se lancer dans ce processus inédit. La question prend d’ailleurs une acuité particulière dans les grandes entreprises, étant donné qu’elles peuvent définir le nombre d’établissements distincts. Un sujet à haut risque tant les divergences entre direction et partenaires sociaux sont inconciliables. « Si les directions des RH visent une conception large, englobant plusieurs sites, les organisations syndicales tendent, elles, à circonscrire la définition au plus près du terrain », constate l’avocat Guillaume Brédon. La plupart des entreprises ont fait le choix d’une démarche mieux disante. C’est le cas de Bouygues Télécom qui affiche le même nombre de CSE que de CE, soit sept au total. Ou encore de PSA qui a opté pour 20 CSE locaux en lieu et place des 21 CE que comptait le groupe, le site de la Garenne  (92) perdant « sa qualité d’établissement distinct », le 1er septembre 2018.

Nombre et heures de délégation

Les divergences entre directions et DRH apparaissent cependant très vite sur le nombre de titulaires et le volume des heures de délégation. C’est l’un des points durs des négociations. Car sur ce sujet, les représentants du personnel ont le plus à perdre. Chez Bouygues Telecom, l’application stricte de la loi devait conduire à une baisse des mandats d’au moins 50 %. Chez PSA, les syndicats devaient perdre 44 % du nombre de mandats et 30 % d’heures de délégation. Quelques concessions ont été faites ici et là. Au final, les syndicats ont obtenu une réduction de 30 % des mandats chez l’opérateur des télécoms et de 24 % chez le constructeur automobile. Dans le détail, les heures de délégation mensuelles des secrétaires des CSE de PSA sont portées à 60 heures par l’accord. Et un crédit d’heures mensuel supplémentaire est attribué au trésorier de chaque CSE : deux heures pour les établissements dont l’effectif est de moins de 4 000 salariés et quatre heures pour ceux de 4 000 salariés et plus.
J’ai demandé dix heures de plus, la direction nous propose cinq heures supplémentaires

Toutefois, ces compromis, obtenus de haute lutte, sont le fruit d’intenses tractations. C’est actuellement la bataille que livre Delphine Pisciotta, déléguée centrale CFDT de Primark, une enseigne de prêt à porter anglo-irlandaise (5 500 salariés). Selon le projet de la direction, leur nombre pourrait être réduit de plus de 50 %, en passant de 50 à 24 heures. Un quota inadmissible, selon la déléguée. « J’ai demandé dix heures de plus pour le secrétaire et le trésorier du CSE mais la direction nous propose cinq heures supplémentaires actuellement ». Tous les représentants du personnel ne connaîtront donc pas le même sort.

Les commissions santé et sécurité

Autre point dur : la mise en place des commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) du CSE et leur nombre de représentants. Si celles-ci sont obligatoires dans les établissements d’au moins 300 salariés, plusieurs entreprises ont décidé d’aller au-delà des obligations légales en instaurant une commission dans tous les établissements, quel que soit l’effectif. C’est le cas de Etam (3 353 salariés). Chaque CSE,  l’un pour le « siège », l’autre pour « les magasins » qui regroupe les quatre enseignes de la marque, sera doté de deux commissions. L’une sur la santé, sécurité, conditions de travail et qualité de vie au travail (quatre membres). L’autre sur la formation et l’égalité professionnelle (trois membres).

 Si chaque site comprend au moins une CSSCT, les plus gros, comme Sochaux et Mulhouse, en compteront cinq

Solvay prévoit également la mise en place d’une commission santé, sécurité, conditions de travail et développement durable (CSSCT-DD) dès qu’un établissement emploie au moins 100 salariés et dès qu’il compte plus de 11 salariés s’il est classé Seveso. Quant au groupe PSA, « si chaque site comprend au moins une commission santé, sécurité et conditions de travail, les plus gros, comme Sochaux et Mulhouse, employant 8 000 personnes, en compteront cinq », insiste Bruno Bertin, le DRH France.

 On ne peut pas commencer à compter ses heures en réunion

Une fois les commissions définies, les DRH ne sont toutefois pas au bout de leur peine. Là encore les discussions peuvent buter sur le traitement des heures passées en réunion du comité et de ses commissions, assimilées à du temps de travail effectif. Les syndicats cherchent à obtenir des mesures plus favorables que la loi, à savoir 30 heures annuelles pour les entreprises de 300 salariés à 1 000 salariés ; 60 heures pour les entreprises d’au moins 1 000 salariés. « On ne peut pas commencer à compter ses heures en réunion, alerte Delphine Pisciotta chez Primark. Déjà, ce matin, elle a duré quatre heures ».

CSE central

D’une entreprise à l’autre, les tactiques sont également différentes concernant les CSE centraux – les CSEC – qui coiffent les CSE locaux. Si des centaines entreprises, à l’instar de PSA, attendent la fin de l’année pour relancer des négociations ad hoc, d’autres choisissent de négocier dans la foulée ces super CSE, à l’instar d’Etam et de Solvay. Le groupe chimique, par exemple, n’a pas tardé à réunir un CSE central. Le 12 avril, ses membres fraîchement élus sont entrés illico dans le vif du sujet, avec à l’ordre du jour de la première réunion, le projet de restructuration du groupe qui prévoit la suppression nette de 600 postes, dont 160 en France, sur un total de 24 500 collaborateurs à travers le monde, afin de « simplifier » son organisation.

Les représentants de proximité

De même, les stratégies divergent sur le sort des représentants de proximité, considérés comme un lien avec le terrain. Voire comme une monnaie d’échange pour y reclasser des salariés protégés qui se retrouvent sans mandat. Si Solvay et Bouygues Telecom ne prévoient pas ce type de relais dans leur accord, France Télévisions, la SNCF, PSA Retail, la Maif en font état. Avec à la clef,  un nombre de titulaires et un nombre d’heures à géométrie variable : 90 heures par an pour PSA Retail (réseau de distribution automobile), de 21 à 28 heures par mois pour France Télévisions. La Maif, insiste, de son côté, sur « l’importance d’une représentation du personnel au plus près des salariés de l’entreprise », l’accord prévoyant au total 122 représentants de proximité, dispatchés dans chacune des régions (265 heures par an au total).

Les suppléants

Les entreprises restent toutefois intransigeantes sur le rôle des suppléants, chargés uniquement… de suppléer. « Même si, prévient Déborah David, la question de leurs attributions se pose dans des secteurs à fort turn-over. Car que se passera-t-il sur les sujets de longue haleine en cas de départs collectifs de titulaires, si les suppléants ne connaissent pas le dossier ? » Autre pomme de discorde : la prise en charge des frais d’expertise. « Nous verrons au cas par cas », tranche Jean- Christophe Sciberras, DRH France et directeur des relations sociales du groupe Solvay.

Bilan critique

 Les précurseurs ont davantage tenté un statut quo qu’une remise en cause de leurs pratiques pour parvenir à un accord

Dans ce processus inédit, certains experts tirent déjà un bilan critique. « Les précurseurs ont davantage tenté un statut quo qu’une remise en cause de leurs pratiques pour parvenir à un accord », observe Guillaume Brédon. « Il serait dommage de faire un copier-coller des accords existants, abonde Déborah David. L’objectif est de faire du sur-mesure, en fonction de sa culture d’entreprise, pour utiliser le nouveau dispositif  à bon escient. A défaut, les entreprises pourraient perdre l’opportunité de se doter d’une représentation du personnel adaptée et flexible ».

Les DRH sont plus nuancés. « L’objectif n’est pas de tout casser, remarque Jean-Christophe Sciberras, le DRH de Solvay. Nous n’avons pas revu l’intégralité des attributions mais simplifié le fonctionnement du dialogue social ». « La mise en place du CSE n’a pas vocation à remettre en cause les relations sociales établies dans l’entreprise, renchérit Nicolas Mortier, DRH de Technicolor. La vraie question est de savoir comment nous souhaitons organiser et équilibrer le dialogue social ».

D’où des premiers pas prudents. D’autant que directions et partenaires sociaux ne sont pas dans le même état d’esprit. « Si les DRH se montrent généralement enthousiastes, les organisations syndicales, craignant de voir leurs prérogatives diminuer, sont beaucoup plus réticentes », pointe Guillaume Brédon. La DRH de Vente-privée l’a, d’ailleurs, appris à ses dépens, le 11 mai, date de clôture des négociations. « Aucune des organisations représentatives dans l’entreprise n’est signataire de cet accord dont la réciprocité des concessions est loin d’être équilibrée », alerte Nicolas Viltard, le délégué CFDT. En cause : la volonté de la direction, selon le syndicaliste, »de museler les syndicats en limitant considérablement leurs possibilités de recours aux expertises et à la périodicité des consultations obligatoires ».

Les situations inédites

Des situations inattendues voient également le jour. La représentation des élus du personnel peut se révéler disproportionnée. Ainsi, chez Bouygues Télecom, « le CSE de l’Ile-de-France compte 52 élus en lieu et place de 50 prévus initialement pour exercer les prérogatives CE, DP et CHSCT sur un périmètre de 3 130 salariés, alors que le CSE du site Alpes-Méditerranée en dénombre 18 élus pour 183 salariés », regrette Azzam Ahdab, DSC CFDT.

Les représentants du personnel peuvent aussi se retrouver en surnombre. C’est le constat dressé par Mikros Image. Dans cette entité, le nombre de sièges à pourvoir tient également compte du nombre d’intermittents du spectacle, disposant de CDD dit d’usage, dans le calcul des effectifs. Ainsi, le CSE compte désormais 23 élus (12 titulaires et 11 suppléants) pour 172 salariés en CDI. Soit un ratio de 13 % de l’effectif CDI.

Repérer en amont les points de blocage

Faire ou défaire, comment trancher le dilemme ? « Mieux vaut évaluer les points de blocage en amont », conseille Déborah David. Et pour se faire, remettre à plat les règles de dialogue social au cours de la période de transition. Faut-il instituer des représentants de proximité et si oui avec quelles attributions ? Convier les suppléants en réunion au risque de se retrouver avec une armée mexicaine? Et sinon avec quelles modalités de convocation en cas d’absence du titulaire ?

D’autant que le texte est complexe. Alerté par les difficultés, le ministère du travail a publié, en avril dernier, un Questions/Réponses pour répondre aux points épineux. 100 situations concrètes sont passées au crible. Il n’empêche. Les DRH ne sont pas à l’abri d’erreurs d’interprétation. Car le diable se cache dans les détails. Tel projet d’accord prévoit une règle de calcul erronée pour désigner le nombre de titulaires et d’heures de délégation, celle-ci devant être établie au regard de l’effectif de l’établissement et non de l’entreprise. De même, le taux retenu pour le calcul du budget de fonctionnement dépend de l’effectif de l’entreprise et non de la taille de l’établissement… Soit des règles plus favorables aux IRP.

C’est pour éviter ces chausse-trappes que Delphine Pisciotta a suivi une formation de 15 jours pour s’approprier pas à pas le sujet. D’autres organisent des formations conjointes entre salariés, élus et managers. Voire testent un premier CSE comme ballon d’essai.

A la mesure des enjeux

L’enjeu du CSE est, en effet, d’importance : « l‘objectif est d’avoir un dialogue social plus qualitatif », assure Bruno Bertin chez PSA. « On souhaite avoir les bons sujets au bon moment et au bon niveau d’interlocuteurs ». Comprenez : qu’ils ne soient pas repris au sein de d’autres instances comme par le passé, avec une déperdition de l’information.

Un affaiblissement des représentants du personnel augure mal des autres négociations à conduire dans l’entreprise

Mais attention à ne pas jouer avec le feu : « un affaiblissement des représentants du personnel augure mal des autres négociations à conduire dans l’entreprise, renforcées par les ordonnances Travail, met en garde Christophe Doyon de Secafi. De plus, si les délégués syndicaux sont éloignés du terrain, ils ne constitueront pas de bons relais. Il y a alors un vrai risque de radicalisation, avec des conflits – voire des séquestrations – potentiels. Sans possible recours aux organisations syndicales pour calmer le jeu ».

Chez Primark, cette déléguée syndicale a d’ores et déjà averti : pas question de négocier sur le travail de nuit, un projet parallèle de la direction, si elle n’obtient pas gain de cause sur les heures de délégation. Un DRH averti…

Source – Actuel CE