Pourquoi un CSE ne pourrait-il pas, contrairement à ce que prévoit l’article L. 3326-1 du code du travail, contester le bénéfice net fiscal d’une entreprise attesté par le commissaire aux comptes au nom du droit aux salariés à bénéficier d’une participation aux résultats ? Pour examiner cette question prioritaire de constitutionnalité (QPC), les membres du Conseil constitutionnel ont entendu hier les arguments des avocats du CSE à l’origine de la QPC et de l’employeur.

L’article L. 3326-1 du code du travail interdit, à l’occasion d’un litige portant sur le calcul de la réserve de participation, toute remise en cause du bénéfice net d’une entreprise après l’attestation du commissaire aux comptes ou de l’inspecteur des impôts. Cet article doit-il être censuré par le Conseil constitutionnel au motif qu’il prive les représentants des salariés d’une voie de recours, alors que la loi garantit aux salariés le droit de participer aux résultats de l’entreprise ?

C’est l’enjeu de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par le CSE d’Amiens de Procter & Gamble et par les syndicats FO et CGT de l’entreprise, et transmise le 25 octobre 2023 au Conseil par la Cour de cassation (lire notre article). Lors d’une audience, dans la matinée du 16 janvier, le Conseil constitutionnel a entendu les avocats des parties sur cette question et le représentant du Premier ministre. Les Sages rendront leur décision le mercredi 24 janvier.

Les arguments de l’avocat du CSE pour la censure

« La loi garantit aux salariés le droit de participer aux résultats de l’entreprise, c’est une redistribution au bénéfice des salariés des bénéfices qu’ils ont contribué à réaliser par leur travail », commence par rappeler Stéphane Bonichot, l’avocat du CSE de Procter & Gamble Amiens et des syndicats FO et CGT de l’entreprise.

Rien n’impose au commissaire aux comptes de vérifier que le bénéfice net n’est pas entâché d’irrégularités 

 

 

Cette participation est versée dans une réserve spéciale dont le calcul repose sur la référence au bénéfice net fiscal de l’entreprise, tel qu’il est établi par une attestion de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes de l’entreprise.

Or pour l’avocat du CSE, cette attestation est « purement formelle », elle ne vise qu’à assurer la concordance entre le bénéfice déclaré à l’administration et celui utilisé pour le calcul de réserve spéciale de participation.  « Rien n’impose à l’inspecteur ou au commissaire de vérifier que le bénéfice dont on lui réclame certification n’est pas entâché d’actes de gestion frauduleux malgré leur apparente régularité », poursuit Stéphane Bonichot.

En dépit de ce « formalisme allégé », la loi « interdit expressément, après l’émission de cette attestation, de remettre en cause le bénéfice net retenu pour le calcul de la participation ». Et l’avocat de souligner que la jurisprudence de la Cour de cassation considère que le montant de ce bénéfice net ne peut pas être contesté « même en se prévalant d’une fraude fiscale, comptable ou de quelque nature que ce soit », comme l’illustre un arrêt sur WKF critiqué par la Cour européenne des droits de l’homme (lire notre article). 

La fermeture totale des voies de recours

Pour l’avocat, donc, l’article L. 3326-1 du code du travail a pour véritable effet « de fermer totalement la possibilité de contester les modalités de calcul de la participation des salariés en se fondant notamment sur la fraude ou sur l’abus de droit ».

Certes, le Conseil constitutionnel a déjà considéré que le législateur pouvait, au nom d’objectifs d’intérêt général, limiter le droit de disposer d’un recours juridictionnel effectif, ajoute l’avocat, mais en l’occurrence, la restriction présente dans l’article paraît ici disproportionnée, cette attestation formelle « purgeant de toute fraude » les modalités de calcul du bénéfice net de l’entreprise.

Le montant de la réserve de la participation peut être faussé par des fraudes non fiscales 

 

De ce fait, Stéphane Bonichot considère donc que l’article L. 3326-1 du code du travail « porte une atteinte générale et substantielle au droit des salariés à bénéficier d’un recours juridictionnel effectif ». Cette absence de recours, plaide encore l’avocat, ne se justifie pas pour des raisons fiscales. Si la loi permet de rectifier le montant de la réserve spéciale de participation à la suite d’un contrôle fiscal (voir le nouvel art. L. 3326-1-1 du code du travail , en vigueur depuis décembre 2023), « une telle procédure n’est pas dans les mains des salariés », elle ne relève que de l’administration fiscale.

En outre, complète le défenseur des CSE et des syndicats, le montant de cette réserve peut être faussé par des fraudes n’ayant pas de nature fiscale : fraude de gestion, manipulation comptable, etc. En l’espèce, le CSE et les syndicats estiment que c’est un « excès d’optimisation fiscale », via un système de prix de transferts d’une société à l’autre au sein du même groupe, qui a des conséquences négatives pour les salariés sur la réserve spéciale de participation des salariés. 

L’insécurité juridique subie par les salariés

L’absence de recours ne paraît pas non plus se justifier par un motif de sécurité juridique. Car l’insécurité juridique, soutient l’avocat, ce sont actuellement les salariés qui la subissent car leur contrat de travail, qui leur ouvre droit à la participation, peut donc n’être pas respecté :  « En l’absence de voie de recours, c’est l’effectivité même des accords passés au sein de l’entreprise en matière de participation qui est fragilisée ». D’autre part, il ne faudrait pas imaginer qu’une possibilité de recours entraînera une remise en cause systématique des actes de gestion d’une entreprise, prévient Stéphane Bonichot. Ce dernier écarte ainsi l’argument de la liberté d’entreprendre : « La liberté d’entreprise n’autorise pas des actes de gestion frauduleux à l’égard des salariés ». En conclusion, l’avocat défend l’idée d’élaborer une voie de recours au terme d’une concertation avec les partenaires sociaux : si le salarié subit un préjudice sur son salaire, il peut saisir le juge, pourquoi ne pourrait-il pas le faire au sujet de la participation, qui représente parfois une part importante de la rémunération ? 

Les arguments de l’avocat de l’entreprise

On se doute que l »avocat de Procter & Gamble n’a pas délivré la même plaidoirie aux membres du Conseil constitutionnel ! Damien Célice s’est employé à montrer que l’article L. 3326-1 du code du travail était un texte de compromis, « comportant certainement quelques inconvénients », mais « qui se révèle être un texte intelligent et équilibré qui nous protège d’enjeux beaucoup plus vastes que ceux qu’il y paraît à première lecture ».  

 L’administration contrôle le bénéfice net, avec de lourdes sanctions en cas de fraude ou d’erreur

 

 

Le législateur a défini de façon précise la référence servant de base au calcul de la participation « afin d’éviter d’interminables discussions sur la lecture des bilans comptables, les divergences d’interprétation, sans même parler des manipulations auxquelles ils peuvent donner lieu ». D’où le fait que l’article L. 3324-2 du code du travail impose comme valeur de référence le bénéfice net fiscal tel que retenu pour l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés. Ce bénéfice net fiscal, souligne Damien Célice, est contrôlé par l’administration fiscale « avec de lourdes sanctions si le chiffre retenu s’avère faux », ce qui fait de ce chiffre une référence fiable, officielle. Cela conduit le législateur à reconnaître à l’administration « une compétence exclusive pour se prononcer sur son exactitude et sa pertinence, sous le contrôle du juge de l’impôt ».

Personne ne doit s’improviser juge de l’impôt

Il est donc logique que « le législateur ait exclu que quiconque, même un juge de droit commun, s’improvise juge de l’impôt sans en avoir le mandat ni la compétence ». C’est la source de la règle et de la jurisprudence selon laquelle le bénéfice net fiscal attesté par le commissaire aux comptes ne peut être remis en cause que par l’administration fiscale ou le juge de l’impôt, martèle l’avocat de Procter & Gamble. 

Les prix de transfert sont contrôlés par l’administration 

 

 

Pour autant, les dispositions actuelles de l’article L. 3326-1 du code du travail ne confèrent aucune immunité à l’employeur en ce qui concerne la base de calcul de la participation, poursuit ce dernier : « Il est faux de prétendre que ce texte fournirait aux entreprises de disposer d’un bouclier contre la fraude (..) Au contraire, la déclaration de revenus des sociétés est la plus contrôlée qui soit, contrôlée a posteriori par l’administration fiscale, sous un délai de reprise de 3 à 5 ans, une administration qui dispose d’une armada de prérogatives exorbitantes lui permettant de déceler efficacement toute fraude et tout abus de droit » via « des moyens d’investigation les plus poussés ». En outre, rappelle l’avocat, l’administration peut exercer « des contrôles a priori comme pour les prix de transfert pratiqués entre les sociétés de groupes internationaux dans le cadre d’accords préalables en application de conventions bilatérales avec des administrations étrangères ». 

Lorsqu’un abus ou une erreur est décelé, une attestation rectificative est émise et l’employeur doit recalculer la réserve spéciale de participation. « Si les organisations syndicales ou les institutions représentatives du personnel ne peuvent pas directement remettre en cause le bénéfice net fiscal, elles demeurent tout à fait libres de saisir l’administration fiscale à cette fin (..) Il serait bien présomptueux d’affirmer que l’administration fiscale, saisie d’une plainte documentée sur une fraude affectant le résultat fiscal, pourrait rester inactive », énonce Damien Célice. Qui interroge : « Les auteurs de cette QPC ont-il saisi l’administration fiscale, ont-ils porté plainte ? Se sont-ils heurtés à un quelconque refus ou silence ? Non ! »

La crainte d’une contestation de tous les actes de gestion d’une entreprise

Quant au fait de limiter le recours au sujet du calcul de la participation, l’avocat soutient qu’il s’agit d’éviter une contestation tous azimut de la gestion d’une entreprise.

Une entreprise qui investit ou qui baisse ses prix, cela a aussi une incidence sur la participation versée aux salariés 

 

 

« Une entreprise qui décide d’investir, qui modifie ses prix pour être plus compétitive, qui rémunère la société mère en contrepartie des services qu’elle reçoit de sa part, prend autant de décisions qui vont, mécaniquement, réduire le bénéfice fiscal, assène l’avocat. Pourtant, ces choix de gestion relèvent de la liberté d’entreprendre et la création d’un dispositif de partage des fruits de la croissance ne saurait remettre en cause cette liberté d’entreprendre. La création de la participation n’a pas remis en cause le principe essentiel selon lequel c’est à l’employeur, et à lui-seul, de décider des choix de gestion de l’entreprise, et à l’administration fiscale, et à elle-seule, de s’assurer que, sous le contrôle du juge de l’impôt, que ces choix ne visent ni à éluder ni à diminuer l’impôt en réduisant artificiellement le résultat net ». 

Tout deviendrait sujet à contentieux 

 

Or les demandeurs de la QPC savent bien qu’en attaquant l’absence de recours, « ils pourraient ensuite remettre en cause toute décision de gestion de l’entreprise en prétendant que tel ou tel acte de gestion vient diminuer le montant de la participation » afin d’obtenir d’un juge un nouveau calcul de la participation. « Tout ou presque deviendrait prétexte à contentieux », prophétise l’avocat de l’entreprise qui craint une « fragilisation » de la confiance en la France des investisseurs internationaux. Qui ajoute : « Les prix de transperts entre les différentes sociétés de Procter & Gamble ont été soumis à un contrôle préalable des administrations fiscales qui les ont approuvés. Ces prix de transfert sont licites ». 

Le représentant du Gouvernement défend le rejet de la QPC

A la suite de ces deux interventions, les membres du Conseil constitutionnel ont entendu les conclusions du représentant du Premier ministre, qui a demandé le rejet de la QPC. « Les dispositions contestées ne méconnaissent pas le droit à un recours effectif, a-t-il estimé. L’attestation du commissaire aux comptes est soumise au contrôle du juge qui pourra s’assurer de sa complétude ou de sa sincérité. Les dispositions contestées ont pour seul effet de rendre irrecevable un moyen en interdisant la remise en cause des montants établis par cette attestation, à l’occasion d’un litige relatif à la participation. Cette impossibilité, qui ne porte pas atteinte au droit au recours effectif, est justifié par des motifs de bonne administration de la justice, de bonne administration en général, et par la poursuite d’un objectif de sécurité juridique ».

Il s’agit, explique encore le représentant du gouvernement, de déposséder l’administration fiscale de son droit de contrôle des contribuables : « Le recours que veulent voir reconnaître les auteurs de la QPC ne serait pas vraiment effectif avec un juge, car pour l’être le juge aurait nécessairement besoin de s’en remettre aux investigations et au contrôle de l’administration fiscale ». 

 

 

Pourquoi le CSE n’a-t-il pas saisi l’administration fiscale ? 
« Mais pourquoi n’avez-vous pas saisi l’administration fiscale ? » a demandé Laurent Fabius, le président du Conseil constitutionnel, à l’avocat du CSE. « Mais parce que nous ne contestons pas une fraude fiscale mais une optimisation fiscale excessive qui revient à réduire le droit des salariés à percevoir une participation aux résultats de l’entreprise », a répondu Stéphane Bonichot, l’avocat du comité. 

 

Bernard Domergue

Source – Article issu du site Actuel CSE